Vongerichten : un prince à New York

Cela ressemble au scénario d’un roman de Paul-Loup Sulitzer. Une success-story fulgurante, avec gratte-ciel new-yorkais, dollars à foison, idées de génie. Une réussite totale qui –parce que le personnage principal, Jean-Georges Vongerichten, est alsacien-, ne pouvait se dérouler que dans le monde de la gastronomie.

 

Jean-Georges Vongerichten en 1998 -photo Peter Page-

21 décembre 1998

Des écureuils gris sautillent dans Central Park. Limousines noires et taxis jaunes mènent leur habituel ballet de rue. New York attend la neige. J’ai rendez-vous avec le maître queux le plus adulé d’Amérique : Jean-Georges Vongerichten. Il est alsacien. Son prénom s’écrit en lettres d’or, là-bas, en face sur la Trump Tower International, la tour du milliardaire Donald Trump. Elle pointe ses cinquante-trois étages dans le ciel de Manhattan. Mais les New-Yorkais n’ont d’yeux que pour le rez-de-chaussée, pour le restaurant « Jean-Georges ». Melanie Griffith. Robert de Niro, Tom Cruise, Madonna n’en finissent pas de confier leurs papilles gustatives à ses mets raffinés, qui mêlent saveurs françaises et fragrances orientales. Le New York Times lui a décerné quatre étoiles après seulement six mois d’ouverture. Les trois cents professionnels de la James Beard Foundation ont accordé à l’Alsacien un double Award : celui du meilleur nouveau restaurant et celui du meilleur chef. A quarante et un an, Jean-Georges Vongerichten, d’Illkirch Graffenstaden est à la tête d’un empire bâti en à peine six ans. Mille cent employés. Des restaurants à New York, Las Vegas, Londres, Hong Kong et Chicago. Mille six cent couverts servis par jour dans le monde. L’Amérique lui sourit à pleines dent. Woody Allen le fait jouer dans son film Celebrity. Et l’Alsace n’en sait rien.

 

28 octobre 1998

Je découvre l’existence de ce wonder-boy dans un article du journal l’Hôtellerie qui organisait une fête à Paris en hommage à Pierre Troisgros pour les trente ans de ses trois étoiles Michelin. L’hebdomadaire saisissait cette occasion pour inviter Jean-Georges et célébrer la star new-yorkaise d’origine alsacienne. Quelques jours plus tard, Cécile Daval lui consacre dans les DNA un article dans lequel elle précise qu’il est d’Illkirch.

3 novembre 1998

Je compulse l’annuaire, chiffre un numéro à Illkirch, tombe sur Janine Vongerichten, sa maman : « Ah, si vous saviez ! Mon Jean-Georges, quel numéro ! Un sacré numéro ! Incroyable ce qu’il a réussi à construire ! Lorsque mon mari et moi revenons de New York, nous ne pouvons pas évoquer le dixième de ce que nous vivions sinon on nous prend pour des fous. Venez quand vous voulez ! Je vous raconterai ! »

12 novembre 1998

Je me rends dans leur jolie maison à colombages à Illkirch. Janine, blonde et tonique, m’accueille sur le pas de porte. Georges, à la retraite, est très grand, très avenant. Son père et son grand-père vendait du charbon. Il a fait de même, y ajoutant le fuel et une petite entreprise de chauffage sanitaire.
Mais Jean-Georges ne veut pas prendre cette voie. Il rêve de porter une toque blanche, surtout pas l’habit noir du charbonnier ! Janine raconte : « Petit déjà, il ne cessait de soulever les couvercles, de goûter mes sauces. A seize ans, en rentrant du lycée Saint-Etienne, il m’annonce qu’il veut être cuisinier à l’Auberge de l’Ill. Je n’en revenais pas ! » Son papa profite d’un jour où il livrait du fuel à Colmar pour faire un crochet par Illhaeusern. « Paul Haeberlin m’a offert une bière, raconte Georges. Il m’a dit : « Pouvez-vous m’amener votre fils dans deux jours ? » Il y est resté…trois ans.

Il fait ensuite un passage chez Bocuse puis chez Louis Outhier de « L’oasis » à La Napoule. Celui-ci détecte le fort potentiel qui habite le jeune homme. Il l’envoie à Bangkok pour diriger la cuisine de l’hôtel-restaurant « L’Oriental ». Jean-Georges n’a que vingt-trois ans et ne connaît pas un mot d’anglais.

Janine me tend du Streuselküeche et du Gsundheitsküeche qu’elle a cuit dans sa cuisinière adorée. « Je ne la remplacerais pour rien au monde. Elle a l’âge de Jean-Georges ! Je vais d’ailleurs commencer les terrines de foie gras et les parfumer au porto et au jus de truffe ! » A l’évidence, Jean-Georges n’a pas volé sa fibre culinaire.

 

19 décembre 1998

J’arrive à New York. 50e rue ouest. Dans l’hôtel est entreposé le magazine Where New York. Il consacre quatre pages à Jean-Georges. Avec le titre the name on everyone’s lips belongs to Jean-Georges Vongerichten, the superstar chef. Le nom qui est sur toutes les lèvres appartient à Jean-Georges Vongerichten, le chef superstar.

Adulé à New York, chouchouté à Las Vegas et à Chicago, le chef alsacien fait régulièrement la « une » de la presse américaine.

Lundi 21 décembre 1998, 14h30

Je pousse la porte du restaurant Jean-Georges. Le maître des lieux arrive, tout de blanc vêtu, mince, souriant, le regard noisette, le cheveu noir et le pas léger. Il n’a pas la taille géante de son papa mais il a reçu en héritage de son père Georges la discrétion et la bienveillance.

« Vous avez fait bon voyage ? », s’enquiert-il.
Ambiance feutrée, décor racé et très sobre, dans des tons couleur crème. Les grandes baies laissent une vue imprenable sur Central Park et sur la ligne de gratte-ciel. Jean-Georges évolue avec aise entre les tables. « Djean Dgeorges, it was really great !». Lui n’en rajoute pas. Il reste d’une grande humilité.

Son esprit turbine à trois cents à l’heure. Il créé cinq recettes par jour et les fait éprouver à ses chefs jusqu’à arriver à la quintessence, à la formule parfaite : il marie foie gras et mangue, homard avec curry et pommes, pigeon avec cumin et cannelle, noix de saint-jacques au gingembre. Son gâteau Valrhona avec le chocolat tiède et coulant à l’intérieur est à tomber à la renverse. Il a, pour chacun de ses lieux, la trouvaille, l’idée nouvelle, géniale. Ici au Jean-Georges, c’est la cuisine ouverte pour voir les chefs travailler. « J’aime la transparence, dit-il. La cuisine est un art qu’il faut maîtriser. Le client doit voir comment ces artistes travaillent, cela met en appétit. Ici, je privilégie aussi la beauté du geste professionnel. J’aime que le travail soit fini à table. Le maître d’hôtel doit montrer son savoir-faire ».

– Elle est vraie cette histoire selon laquelle vous êtes arrivé à New York avec cinq cents dollars en poche ?
– Oui, c’était en 1986. Après dix ans à Bangkok, Singapour et Hong Kong, je suis arrivé à Boston au restaurant Lafayette. En 1987, j’ai quitté Boston pour le restaurant Lafayette de New York. Je lui ai fait obtenir quatre étoiles !

C’est là qu’il rencontrera Phil Suarez, son financier devenu un ami, un Portoricain du Bronx, un pauvre devenu milliardaire dans le monde de la publicité et des clips. Il a, entre autres, produit les cinq premiers vidéo-clips de Mickael Jackson.

Phil était un habitué du restaurant Lafayette, poursuit Jean-Georges. Il appréciait ma cuisine. Parfois il me disait : « Si un jour tu veux créer une affaire, fais-moi signe ». L’occasion s’est présentée en 1991, l’année de la guerre du Golfe et du crack boursier. J’avais eu vent d’un restaurant en faillite, mais il me fallait 200 000 dollars (1,2 million de francs). J’en ai parlé à Phil Suarez qui me fit le chèque sur le champ !

– Comme ça, sans garantie ?

Oui. Nous nous sommes rendus chez le notaire deux semaines plus tard. C’est ça l’Amérique. Un homme croit en vous, il vous avance l’argent. Et c’est parti !

Le restaurant sera nommé le Jojo (c’est ainsi que l’appelle affectueusement sa maman). Il a un succès époustouflant et sera totalement remboursé six mois plus tard !

En 1992, Jean-Georges entend parler d’une autre faillite ; Phil lui signe un nouveau chèque (d’un million de dollars cette fois, soit six millions de francs). Jean-Georges rêve de créer un concept tout à fait nouveau à New York : la cuisine franco-thaï, qui associerait son savoir-faire français avec les parfums de la cuisine asiatique. Le lieu portera les quatre premières lettres de son nom : « Vong ».

La redoutable Ruth Reichl, critique toute puissante du New York Times, lui accorde trois étoiles. Le lieu ne désemplit pas. La cuisine, comme le décor, y sont d’un raffinement extrême. « Dans la cuisine du Vong interviennent cinq cent cinquante épices différentes que je choisis à Chinatown. J’aime faire le marché ! »

Dans la foulée, il ouvre un restaurant « Vong » à Londres, à Hong Kong et à Chicago. Une réussite exemplaire due à un nouveau concept imaginé par Jean-Georges : la cuisine de clone. « Les recettes sont établies au gramme prêt, calibrées sur ordinateur. Tout est dosé et doit être fidèlement refait par différents chefs. Lorsque une recette est clonée, elle est reproductible à l’infini », précise-t’il.

A côté du « Vong » de New York, il a ouvert le « Lipstick Café ». Et puis, il a conquis Soho, quartier d’artistes situé dans le bas de la ville, où il a créé «Mercer Kitchen », restaurant très branché où les yuppies et les stars se bousculent. Di Caprio y apprécie les pizzas, les tartes flambées (nommées alsatian pizzas) et les saveurs méridionales.

Au « Mercer Kitchen », comme chez « Jojo », on mange pour cinquante dollars en moyenne, chez Vong pour soixante dollars. Au « Jean-Georges », le menu dégustation est à cent cinquante dollars avec les vins compris.

– Vous faites la part belle aux vins d’Alsace ?

Mon cœur est resté en Alsace, mon palais gustatif en Asie et mon job est aux Etats-Unis. J’ai œuvré progressivement et je suis un meneur d’hommes. Je sais insuffler du dynamisme à une équipe. J’ai analysé et compris les envies des New Yorkais. Ils vont au restaurant au moins sept fois par semaine. Ils se damneraient pour une soupe poireaux-pommes de terre, ils veulent manger léger, en une heure, et soupent déjà à 17h30 pour aller au spectacle. Je suis fidèle aussi : le chef du « Vong » travaille avec moi depuis quatorze ans, celui du « Mercer Kitchen » depuis quatre ans.

– Fidèle en amitié aussi ?

– Oui. Figurez-vous que j’ai toujours le même ami d’enfance en Alsace : Patrick K. Il est représentant. Je lui téléphone chaque semaine.

En octobre dernier, Jean-Georges est parti à la conquête de Las Vegas en créant le Steak House qui propose des viandes, de toutes les sortes, simplement grillées, servies avec un choix incomparable de…pommes de terre et de moutardes. Elle est là la Vongerichten touch, l’idée nouvelle, si forte qu’elle ne peut que faire l’unanimité. Il a sorti à l’automne un livre qui s’arrache (Jean-Georges : Cooking at home with a Four-Star Chef) et envisage désormais de se lancer dans une nouvelle forme d’hôtellerie.

– Et la France, vous pensez y revenir ?

J’ai des idées et j’ai eu des propositions pour Paris mais rien n’est décidé. L’Alsace ? J’y suis très attaché, je continue à me sentier Alsacien. Je comprends encore parfaitement la langue alsacienne l Mais je ne sais plus la pratiquer parce que j’ai quitté cette région depuis vingt-cinq ans ! Avec le restaurant  » Vong » à Londres, je rentre plus fréquemment en Europe. Mais je ne pourrais pas envisager de vivre en Alsace. New York est une ville électrique, elle m’inspire.

29 janvier 1999

Je retourne chez ses parents à Illkirch-Graffenstaden. Janine étale des photos de Jean-Georges devant moi. « Petit, il ne supportait pas le moindre faux pli, dit-elle. Il détestait l’agressivité. Le seul langage qui fonctionnait avec lui était celui de la gentillesse et du respect. Vous savez, je crois que je ne lui ai jamais donné une seule fessée ! »

En fouillant dans les photos, elle tombe sur un certificat de travail rédigé de la main de Paul Haeberlin : « C’est un futur grand chef », écrivait-il en 1975. C’était juste avant que Jean-Georges n’entre dans la Marine sur la corvette Aconit. Pour faire son service militaire. Et pour assouvir sa fièvre du voyage.

 

Restaurant « Jean-Georges »
Trump Tower International
1 Central Park West
New York 10022
Tél 001 212 299 39 00

 

Paru dans Saisons d’Alsace, printemps 1999

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