Ma mémoire reste fortement imprégnée d’un sketch de Germain Muller intitulé « Noël en Alsace » qui figurait dans la revue 1992, Amer de Seidel, du cabaret Barabli, du temps où le concept « Strasbourg captiale de Noël » avait du mal à prendre. Cathy Bernecker et Antoinette Pflimlin y interprétaient deux Parisiennes, excitées de découvrir la « capitale de Noël ». Elles avaient échoué le soir du 24 décembre sur un quai de la gare de Strasbourg, obscur et désert, avec comme seule présence humaine un chef de gare pataud interprété par Jean-Pierre Schlagg. Face à la soif de découverte de ces Parisiennes pimpantes, et incapable de répondre à leurs questions, il ne savait que répéter : « Mensch sìn dìs Kàtze ! » (« Bon sang ! Quelles bombes » !). A l’époque, le concept « Strasbourg capitale de Noël » avait du mal à prendre.
Qu’en est-il 31 ans plus tard ? Je me suis rendue le 14 décembre 2023 sur la « Grande Île » de Strasbourg, avec hésitation, comme beaucoup d’Alsaciens. Car, qui a plaisir à se rendre dans la « fournaise » de la « capitale de Noël », qui accueille 2,8 millions de touristes en 4 semaines, qui a perdu toute spiritualité mais dont le but est de gagner toujours et encore en « attractivité » ?
J’ai poussé mon vélo en me frayant tant bien que mal un passage dans la foule pour me rendre à mes rendez-vous, en contournant du mieux possible les points « névralgiques » de cette foire d’empoigne.
Ce qui m’a interpelé en premier, c’est le son ambiant : cette rumeur de la foule, mêlée au bruit des valises à roulettes cahotant sur le bitume et sur les pavés, en provenance ou à destination de la gare. Pas de musique ! Pas un chant de Noël ! Une capitale de Noël atone !
La musique contribuait à l’évidence à insuffler une certaine ambiance et à apaiser les esprits. Les chants de Noël participaient à la mise en joie, mais, a priori, les instances en charge de l’événement semblent s’être autocensurées sous prétexte de ne pas vouloir échauffer les esprits chagrins. Fallait-il éradiquer Noël de son sens religieux, qui est son essence même ? Est-il nécessaire de rappeler qu’à l’origine Noël est une fête chrétienne ? La raison d’être de l’Avent est d’installer une période de quiétude. Le mot « Avent » vient du latin adventus, qui signifie venue. Dans cette période, les Chrétiens se préparent à la naissance du Christ.
S’il fallait aujourd’hui faire un sondage auprès de la population qui a connu des Noëls à Strasbourg en d’autres temps, je suis presque certaine que la plupart souhaiterait entendre des chants de Noël dans les rues, des chants pleinement en accord avec notre culture rhénane.
Ce qui précisément attire et touche les foules, c’est l’originalité du Noël alsacien, qui est un Noël germanique. On a beau vouloir triturer l’Histoire pour la faire coller à un modèle rêvé par les Jacobins, on ne parviendra jamais à effacer cette vérité : l’Alsace fut pendant plus de 13 siècles d’existence dans un espace alémanique, celui du duché d’Alsace (Alesacius, des 7e-8e siècles) d’abord, puis à partir de 962, du Saint Empire romain germanique, sans compter la période prussienne et les quatre changements de nationalité en 75 ans. Nos racines sont germaniques et nous pouvons en être fiers, même si après-guerre, on a voulu nettoyer nos cerveaux des traumatismes endurés en nous faisant croire que la solution passerait par la langue, à savoir : entrer dans la francisation en reniant notre langue maternelle, en punissant l’écolier qui ne parvenait pas à se conformer à la brutalité d’une telle aberration.
Dans ces Noëls d’antan, il n’y avait pas de place pour le Père Noël. Les cadeaux étaient apportés par un personnage féminin, doux, salvateur, enveloppé de voiles nommé « Chrìschtkìndel » (ce qui veut dire « petit enfant Jésus », d’où le terme « Chrìschtkìndelsmlarik » pour désigner le marché de Noël), accompagnée du père Fouettard, nommé selon les régions « Hàns Tràpp » ou « Rübbelz ». Qui s’en souvient encore ?
Noël se dit « Wihnàchte » en alsacien (« Weihnachten » en allemand), ce qui veut dire « nuit sacrée ». Qu’a t-elle de si particulier cette nuit sacrée ? Pour les chrétiens, le Christ est né, dans la pauvreté d’une étable, réchauffé par le souffle de l’âne et du bœuf, entouré par l’amour des siens, Marie et Joseph. Telle est l’Histoire enseignée aux Chrétiens. Personne n‘est obligé de s’y rallier. Et chacun garde sa liberté de pensée. Die Gedanken sind frei.
L’attrait des Noëls alsaciens, c’est précisément cette spiritualité liée à la joie de la naissance d’un enfant qui doit sauver le monde, de jours qui vont rallonger ensuite, de lumière qui apporte l’espérance. Noël, pour le chrétien, est symbolisé par les crèches. Comment croire qu’en ne les montrant plus, qu’en tentant de renier cultures et croyances populaires, on résoudra un problème ?
Un peuple qui oublie ses fondements devient dévertébré.
À ce propos, où est passée la crèche sculptée, presque de taille réelle, qui se trouvait place Kléber au pied du sapin, là où naturellement elle avait sa place ? Elle fut remplacée par une…patinoire éphémère il y a une douzaine d’années et déplacée à la place d’Austerlitz où, coincée dans un lieu exigu, elle resta pendant deux ans (me semble-t’il) avant d’être…rangée.
Au pied du sapin de la place Kléber, il y a cette année des lampes aux abat-jour rouge et blanc (en kelsch il est vrai, ce qui apporte une connotation régionale, youpie !). Ces lampes sont posées sous le sapin, en décor, auprès d’une table en bois et de chaises a priori non utilisables, non accessibles, mises là pour le décor, avec une barrière en bois qui permet à chacun d’assoir son postérieur pour se faire photographier devant le sapin. Je n’ai pas compris le pourquoi de ces lampes. Doivent-elles nous signaler qu’il faudrait de la lumière, plus de lumière, mehr Licht comme l’écrivait Goethe, dans cette période d’obscurantisme ?
Il n’y a plus de patinoire place Kléber, mais il y a cette année un bar à ciel ouvert au pied du grand sapin, pour boire du vin chaud en restant debout accoudé à des tables hautes. Le vin aidant, l’ambiance devient bruyante et choque d’autant plus qu’il n’y a pas de musique pour adoucir les cris et les éclats de rire. Je me suis demandé ce qui était encore authentique dans cette bouffonnerie, et j’ai conclu qu’il n’y avait là rien qui ressemblait à ce que qu’est l’Avent et ce que représente Noël pour les Alsaciens.
2,8 millions de visiteurs l’an dernier : qui dit mieux ? Le chiffre sera-t-il battu cette année ? Et lequel faudrait-il atteindre pour satisfaire nos décideurs et nos communicants, qui sont à l’évidence à des années lumière de ce que pensent sans doute nombre d’entre nous. Le trop est l’ennemi du bien.
J’ai quitté la ville, portant en moi tous ces visages harassés : ceux des Strasbourgeois excédés, ceux de touristes qui ne s’attendaient sans doute pas à ce traitement de masse nommé en alsacien Màsseàbfertigùng.
Bien sûr, on se congratulera d’accueillir tant de monde, d’être capitale de Noël, car cela fait parler de Strasbourg. Mais y a-t-il encore un plaisir à venir dans une ville qui veut attirer les touristes avec du clinquant sans âme, et qui ensuite, pour assurer la sécurité, doit se démener pour éviter les trop grandes concentrations humaines ?
De tous côtés, sur les réseaux sociaux entres autres, les dérives de cette opération exaspèrent. C’est à croire que le Noël alsacien a perdu son âme dans un tourbillon commercial où l’humain importe de moins en moins. C’est dommage. Es ìsch schàd.