Au village de Haegen, le brouillard semblait tenace. On oublie parfois que, plus en hauteur, le soleil règne sans partage. Lorsque mon village est dans le brouillard, je sais que celui de La Hoube est au soleil. Ce village est le plus haut situé de Moselle. Il est à 3 heures de marche du mien.
Je viens de cette région où l’Alsace donne la main à la Lorraine. Il y a entre nous cette magnifique forêt qui s’étend, divine, sur les contreforts des Vosges. J’aime savoir depuis que je suis petite que la Lorraine est proche. Elle est comme une sœur de cœur pour moi. Le parler mosellan des habitants de la Hoube, de Dabo, de Hellert est exactement celui de ma langue maternelle.
Cette Moselle aimée est sœur de cœur de l’Alsace.Elle a vécu comme elle les douleurs de l’histoire, de l’incorporation de force, des enfants tombés sur les champs de bataille, des douleurs ravalés, des énergies repuisées pour aller de l’avant malgré l’adversité.
J’ai enfilé le rucksack et, avec ma soeur, nous avons avancé dans le brouillard : la maison forestière du Schaeferplatz nous est apparue, puis le Billebaum (le hêtre remarquable de 350 ans décapité par une tempête en 1982 et qui affiche une circonférence de près de 5 mètres). Nous avons ensuite cheminé sur le sentier vers le Haberacker. Dans la montée vers le Geisfels, la lumière commençait à se mêler au brouillard en une danse irréelle. Et soudain, arrivées au rocher du Geisfels, à 600 m d’altitude, le soleil était là : à nos pieds s’étendait la mer de nuages, belle comme une immensité de mousse de lait et, devant nous, le Dabo, dressé sur son éperon séculaire.
Lorsque je suis dans cette forêt, je vais vers mes racines, vers les miens qui ici furent schlitteurs et bûcherons. Mon grand-père devint maître-bûcheron, Holzhauermeister. Mon père choisit la voie de la sculpture sur bois. Il apportait ses réalisations au menuisier Marius Bentz, qui tenait en même temps une auberge à la Hoube. Il ne reste plus trace de ces êtres et pourtant, lorsque je vais sur ces sentiers, j’entends battre leur cœur, je sens leur haleine.
Et lorsque je m’adosse contre les rochers de grès rose pour laisser mon regard s’envoler par delà la mer de nuages, j’imagine ceux qui m’ont précédée ici, il y a des siècles, et qui, sans le savoir, contribuèrent à me donner vie. Je les imagine en ces lieux, la nuque luisante de sueur, posant leur joue contre le grès, s’asseyant là, sous les frondaisons, pour regarder vers la vallée, pour reprendre le souffle, pour reprendre des forces, en se disant que l’instant est précieux, exactement comme je me le dis en cette fraction de seconde.