Un Noël de guerre loin de l’Alsace

Dans cette période houleuse que connait la France, notamment avec les grèves, il faut puiser l’espérance, se souvenir que nous vivons dans un pays qui connait néanmoins la paix depuis 1945. Ce qui veut dire 74 ans sans guerre.

Il faut mesurer cette chance-là, se rappeler de nos aînés qui connurent des Noëls terrifiants, loin de l’Alsace, dans la tourmente de l’Evacuation, de l’incorporation de force, des combats sur le front russe et autres, des internements dans les camps : au Struthof, à Tambov, à Mauthausen, Auschwitz et ailleurs, se souvenir de ceux qui ne revinrent jamais et dont les proches ont dû se contenter du mot « vermisst » (porté disparu).

Sur cette carte postale postée le le 22 décembre 1914, mon grand-père, Aloïs Morgenthaler, est l’homme assis à droite.

Pour mon livre « Pour l’amour d’un père », j’ai questionné les incorporés de force et j’ai découvert avec bouleversement combien ces hommes avaient tu leurs douleurs, choisissant le déni pour s’en sortir et vivre néanmoins.

Lors de mes enquêtes pour comprendre pourquoi le jeune frère de mon père fut tué en 1942, je me suis retrouvée nez-à-nez avec cette carte postale écrite du front par mon grand-père, lors de la 1ère guerre mondiale, le 22 décembre 1914. Il n’était pas rentré ce Noël-là. Comme Alsacien, il combattait, comme tous les Alsaciens, dans l’armée prussienne. La photo date du début de la Grande Guerre. Il est l’homme assis à droite. Sa barbe est encore taillée. Elle ne le sera plus sur les photos suivantes.

Pour parvenir à déchiffrer l’écriture Sütterlin avec laquelle mon grand-père l’a écrite, – celle pratiquée alors en Alsace- j’ai fait appel à l’artiste et poète Raymond Piela qui sait lire cette écriture.

Grand-Père a posté cette carte de la commune d’Orroir qui se trouve près d’Avelgem, dans la province de Hainaut, en Belgique. Pour l’écrire, il s’est servi d’un crayon qui devient indélébile et écrit violet lorsqu’on humidifie sa mine de sa langue.

La carte postale écrite des Flandres par mon grand-père, Aloïs Morgenthaler, le 22 décembre 1914

Après déchiffrage, je compris que Grand-Père envoyait ses vœux de bonheur pour le Nouvel An « aux élèves de l’école de Haegen et à Monsieur l’Instituteur ». Le texte dit : « An die Knabenschule zu Haegen Dem Herrn Lehrer und all seinen Schülern die besten Glückwünsche zum neuen Jahre. Mit Gruss.».

C’était deux jours avant Noël et sans doute avait-il la nostalgie des siens et de son village, Haegen, dont il fut maire de 1909 à 1911. Suivent ensuite des mots étranges qui mélangent caractères latins et Sütterlin. On déchiffre aussi les mots « Gelooft sij Jezus Gristus ». Quelle pouvait être cette langue ? C’est en fait du flamand. Mon grand-père, était heureux de terminer sa carte en écrivant en flamand, la langue de son lieu de mobilisation : « Que Jésus-Christ soit loué ».

Mon grand-père, maître-bûcheron au village de Haegen, avait été mobilisé, comme ses camarades du Landsturm, en septembre 1914. Les troupes allemandes avaient alors envahi la Belgique et le nord de la France. L’armée impériale s’était engagée à l’Est de Paris, s’était retrouvée bloquée sur la Marne début septembre, puis battue par des Français qui ne voulurent plus reculer.

Les troupes allemandes ont ensuite reflué sur des positions fortes dans le nord de la France, notamment dans le Soissonnais et sur le Chemin des Dames. Les combats les plus violents ont eu lieu en août et septembre. Les Allemands occupaient dès lors un très vaste territoire qu’il fallait contrôler. Le ravitaillement de l’armée devait passer par la Belgique, il faut pour cela surveiller les axes de communication, les routes, les gares. Le Landsturm était là pour cela. C’est ainsi qu’Aloïs Morgenthaler passa Noël là. Ce 22 décembre 2019, cela fera 105 ans jour pour jour.

Sur cette photo de famille faite lors d’une permission autour de 1916, la barbe de mon grand-père Aloïs n’est plus taillée, comme ce fut le cas pour la plupart des soldats. Mon père, Aloyse, figure au côté de sa maman, Marie-Louise et de sa soeur, Emilie.

Je pense à la longue absence de mon grand-père pendant la Grande Guerre. Il a eu certes quelques permissions, notamment celle d’avril 1916 au cours de laquelle Albert fut conçu (ce fils cadet, -mon oncle que je n ‘ai pas connu- sera tué à Toulouse en 1942). En l’absence de mon grand-père, ma grand-mère tenait seule la ferme, avec sa fille de cinq ans et avec mon père, garçon de sept ans, qui aidait à assumer les travaux de la ferme, avec la peur que son père ne « rentrera » peut-être plus.

Je pense aux Noëls de désespoir, faits de peur et de froid, loin de chez eux, qu’ont vécu nos prédécesseurs, pris dans le crocs d’une guerre qu’ils n’avaient pas voulu, pauvres hères venant d’une terre convoitée pour laquelle la France et l’Allemagne s’entredéchiraient.

Les Alsaciens sont nés de la complexité de cette histoire riche et douloureuse. Je suis emplie, comme vous, de ces mémoires d’hommes, âmes enfuies si taiseuses, mais qui babillent en moi et me disent ma chance d’être vivante en ce Noël 2019, dans un pays certes marqué par la houle des mécontentements, des grèves, et dans une Alsace qui pleure encore ses morts et ses blessés un an après l’attaque terroriste contre le marché de Noël, mais dans un pays qui n’est pas en guerre, un pays qui connait la paix depuis 74 ans.

Noël se dit Wihnachte en alsacien, ce qui signifie « nuit sacrée ».

Bon Noël à vous !

Et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.

Fröehlichi Wihnachte !

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