Ma grand-mère a « donné » son enfant.
Ce terme utilisé lorsqu’un homme est mort pour la patrie ne dit pas la douleur vécue par les entrailles.
Je pense souvent à ma grand-mère, Marie-Louise Morgenthaler, née Beller. Je me souviens de ses tenues toujours noires.
Il arrivait qu’elle enfile un tablier à motif, mais il était toujours d’une couleur sombre, avec un petit motif de fleurettes blanches sur fond noir acheté au stand de Rachel au marché de Saverne.
Ma grand-mère a porté le deuil durant toutes les années où je l’ai connue.
Et je l’ignorais.
J’avais quatorze ans lorsqu’elle est morte en 1966 après avoir cueilli des fraises en sa plate-bande très soignée.
Je voyais bien son visage triste, sa façon de se fermer sur elle-même, d’avancer sans vouloir parler aux autres.
J’entendais son silence qui la maintenait en lien avec son fils mort, Albert le si joyeux, peintre et musicien qui animait les bals au village de Haegen, parti de la maison pour le service militaire à dix-neuf ans en 1936. A l’arrivée de la guerre, il resta à Toulouse comme réfugié, s’y croyant protégé et évitant ainsi l’incorporation de force. Il y tué à Toulouse le 30 mai 1943, jour de la fête des Mères.
Le visage émacié de ma grand-mère Marie-Louise Beller, qui avait épousé mon grand père Aloïs Morgenthaler, portait la douleur des mères qui ont dû « donner » un enfant.
Jusqu’à quand attendit-elle son retour ?
Quand a-t-elle su qu’Albert ne reviendrait plus ?
Lui arrivait-il quelques courts instants de ne pas y penser ?
Y pensait-elle toujours, même en cherchant de l’eau à la fontaine avec la carriole ?
Même en sarclant la plate-bande de fraises ?
Elle se levait certains matins en disant qu’elle avait mal dormi, qu’elle avait vécu la présence durant toute la nuit du Letzel, un esprit maléfique qui rendait difficile son souffle et lui écrasait la poitrine. N’était-ce pas le chagrin d’une maman orpheline de son enfant qui rendait court le souffle de ses nuits blanches ?
J’aurais aimé que son regard contienne plus d’amour pour moi, mais j’ignorais que je lui renvoyais l’image d’un enfant qui lui manquait. Devinait-elle une ressemblance entre Albert et moi, entre Albert et ma sœur Denise ? Parlait-elle avec son mari, avant qu’il ne meure en 1956, de leur fils dernier-né, conçu lors d’une permission durant la guerre 14-18 ?
Mon père, né dix ans avant Albert, avait-il notion du chagrin de sa mère ? Ou se maîtrisait-elle pour qu’il ne porte pas le poids, la culpabilité du fils resté vivant ?
Les questions se sécrètent les unes après les autres.
Ensuite elles se donnent la main, puis commencent des farandoles dans ma mémoire vive qui devient parfois une masse chaude, presque palpable, d’événements sortis des profondeurs que le cerveau régurgite à ma conscience hébétée.
Ma grand-mère ne m’a jamais caressée, ni embrassée ni même touchée.
Je ne sais pas la texture de sa peau, de ses mains. Craignait-elle, à mon contact, de ne pouvoir maîtriser les sanglots, car il la ramenait à l’absence d’Albert ?
Pour que je comprenne ses yeux mélancoliques et son silence, il aura fallu que des décennies s’écoulent. Il fallait cette longue maturation pour que ma conscience accoste sur les rives de ce réel enseveli.
Extrait du livre Pour l’amour d’un père (Editions du Belvédère)