Il y a une vingtaine d’années, je commençais ma quête des Alsaciens de Californie dans l’idée d’écrire sur eux. Internet n’était alors pas usité. Il n’existait pas de listes les répertoriant. Au consulat et dans les ambassades ils étaient répertoriés comme Français sans mention du fait qu’ils étaient Alsaciens. J’ai fait un travail de fourmi pour trouver la cinquantaine, procédant par voie postale et par téléphone. J’ai mis deux ans à les trouver. Ensuite, en été 1999, je suis partie un mois pour les rencontrer. A partir de septembre jusqu’en décembre 1999, j’ai rédigé le manuscrit que j’ai remis à la Nuée Bleue le 31 décembre 1999. J’avais espoir que Bernard Reumaux accepterait le manuscrit et qu’il paraîtrait pour l’an 2000. C’est ce qui advint. Le livre parut en mars 2000. Ce fut une grande émotion de réunir en Alsace les familles (qui pour la plupart ne se connaissaient pas) de ces Alsaciens du bout du monde.
Extrait
Depuis six mois, j’ai chaque nuit mon “heure californienne”. Elle se situe entre minuit et deux heures du matin, la plage idéale pour moi d’entrer en contact avec « mes » Alsaciens de Californie . Il fait jour en Alsace quand il fait nuit chez eux. Il faut trouver la plage entre travail, sommeil et neuf heures de décalage horaire pour coller au rythme américain.
J’ai fini par prendre goût à mon heure américaine. La nuit feutre les bruits et mon oreille collée au téléphone entend ces voix réveillées, nimbées de soleil, de klaxons, de vie lumineuse. Alors que les phalènes de nuit font la cour à ma lampe de bureau, viennent parfois s’y immoler. Et que dehors les chattes invitent à l’amour en des plaintes déchirantes.
La Californie est l’objet de toutes mes attentions depuis six mois. L’ idée m’a effleurée un soir de février, tard. J’ écrivais difficilement car le vent soufflait fort sous la porte. J’ai pensé qu’en Californie il devait faire doux. J’ai pensé aux Alsaciens y vivant. Et si je partais à leur rencontre juste avant le nouveau millénaire ? Si j’écrivais un livre sur eux ?
Ainsi naît l’ idée d‘un livre : simplement un soir tard lorsque le vent malmène les pas de porte.
J’ai fait une lettre, puis deux, puis trois, puis dix. Je les ai expédiées comme on lâche des ballons sans savoir où elles allaient atterrir et si elles allaient se poser quelque part. J’attendais la réponse. Parfois elle venait. Parfois la lettre revenait raturée car le destinataire était introuvable. Que de lettres écrites, de fax envoyés, de messages Internet expédiés pour tisser ma toile d’araignée ! Maintenant, les rendez-vous sont calés. Les bagages sont prêts.
Quel temps fait-il en Alsace ? me demande Hubert Keller au téléphone à San Francisco.
Il fait noir, nuit noire, dis-je. Mais bientôt je serai à votre heure.
Bientôt je serai à l’heure du Far West. The Wild West. En alsacien, dans ma langue maternelle, médiévale, si unique, ça se dit «farn Wescht » ou « wild Wescht ». Dans les deux langues, l’ anglaise et l’alsacienne, c’est presque pareil. J’en ai la chair de poule.
Par delà les océans, les mots se ressemblent. Les langues naissent d’enfantements troubles qui mêlent des histoires de batailles, de déchirements, d’amour et de désamour. Et qui s’imposent, bruissent, pétris et élimés par les siècles pour se couler dans la bouche avec l’évidence de l’aube qui vient après chaque nuit.
Je vole vers une terre d’abondance. Les mots de ma langue alsacienne dansent en moi comme une nuée de lucioles luisantes. Je ne suis jamais seule. Elles sont mes sentinelles qui allument leurs petits phares au gré de leur humeur. I’m coming, California ! Je vais effleurer son désert, son océan, ses montagnes, ses forêts, ses lacs. Déjà je sens l’ air marin et la brise du Pacifique. Je ne suis pas une chercheuse d’or. Simplement une chercheuse d’ hommes. De femmes. Pour des arrêts sur images. Sur visages. Juste avant que le millénaire n’affleure sur la ligne d’horizon.
Extrait de mon livre « Un été en Californie » (La Nuée Bleue)