Lorsque la rosée monte dans les champs de blé

Un coquelicot dans un champ de blé © Simone Morgenthaler

Je roulais à vélo sur un chemin de terre à Geispolsheim à travers des champs de blé prêts à être moissonnés. Il faisait nuit. Il était environ 22 heures. Je fus frappée par l’odeur forte qui happa mes narines : de ces champs montait un parfum si fort de paille et de blé comme jamais je n’avais pu imaginer que les céréales puissent en produire. Cette odeur me rappelait un peu celle de la Frùchtkàmmer (le grenier à céréales) de la ferme de Lochwiller, mais bien plus intensifiée.

J’en ai parlé à un ami agriculteur, Eugène Schaeffer. Il connait bien cette odeur décuplée par la venue de la rosée. « Nous désignons cela sous le terme « Wenn’s ànzieht« , ce qui signifie « lorsque cela attire », sous-entendu « lorsque la rosée attire, c’esrt-à-dire qu’elle monte. Lorsque cette odeur vient le soir, nous savons que toute moisson et tout fauchage doit être arrêté car la végétation est alors trop humide ».

Et il ajouta en alsacien : Wenn’s nit ànzieht àm Òwe ìsch aü kenn Taü àm Morje dò. Dis ìsch dànn ‘s Zeiche dàss es bàll raïje wùrd ». Ce qui signifie : Les soirs où la rosée ne monte pas, nous savons qu’elle ne sera pas non plus présente le lendemain matin et cela indique la venue prochaine de la pluie.

Les céréales se désignent en alsacien par le mot « Frùcht » qui signifie aussi « fruit ». J’aime que l’on désigne ces produits de la terre par un même terme qui englobe aussi bien les fruits des arbres que ceux qu’apportent les moissons de céréales.

J’aime la saison des moissons. Nous l’appelons « Arne » en alsacien (Ernte en allemand). Dans le calendrier républicain, elle correspond à Messidor (la période des moissons) et à Thermidor (la période des chaleurs).

Il me revient la belle image de Maman et de ses deux soeurs, tirant un large râteau métallique pour ramasser les épis oubliés par la moissonneuse. Le râteau était si lourd qu’elles s’y mettaient à deux pour le tirer. La troisième soeur, ma marraine Jeanne, travaillait seule avec un râteau de bois, plus menu et léger. Elles parlaient, elles riaient. Leurs tabliers étaient en cotonnade et ceints aux épaules de croquettes blanches. Elles portaient des chapeaux de paille à larges bords, et la sueur de leur front donnait à la paille du chapeau une odeur que j’aimais car elle me rappelait celle des dragées distribuées lors des baptêmes.

J’étais petite et je suivais le râteau, le fixant pour voir les épis qui devenaient prisonniers de ses dents. Je rêvais de me mettre debout sur le large râteau métallique et de pouvoir être tirée par Maman et Tante Elise à travers les champs, comme une princesse de l’été. Elles n’ont jamais accepté car elles n’allaient pas s’alourdir la tâche par mon poids ajouté.

L’avantage des frustrations, c’est qu’elles incrustent le souvenir avec une telle force dans la mémoire que vous pouvez à tout instant le convoquer.

 

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