La lettre de Georges Gross de Brumath écrite du front

Les lettres écrites du front par Georges Gross de Brumath ont été découvertes après sa mort. Comme la plupart des incorporés de force, il a préféré taire sa douleur pour avancer. A partir de ces lettres, sa belle-fille, Aline Gross-Batiot a monté un spectacle émouvant intitulé « Je t ‘écrirai de là-bas bas ». Merci à elle et à son mari Christian de m’avoir permis de publier une de ces lettres dans mon livre Pour l’amour d’un père (Editions du Belvédère) dont voici un extrait.

Georges Gross qui a perdu une jambe pour sauver une patrie qui n’était pas la sienne.

Les déportés militaires écrivaient à leur famille. Les lettres n’arrivaient pas toujours. Il suffisait d’une allusion critique à la guerre ou de la présence d’une phrase en français pour que la missive soit censurée par la Wehrmacht. Les lettres qui arrivaient étaient souvent poignantes, tendres et teintées d’humour.

Aline Gross-Batiot, originaire de l’Ouest de la France, a monté un spectacle émouvant sur des lettres de soldats enrôlés.

L’idée de ce travail de mémoire lui vint en lisant la correspondance de son beau-père, Georges Gross Malgré leurs conditions de vie inhumaines, les incorporés de force s’inquiétaient pour les leurs et essayaient de minimiser les drames endurés. Ainsi Georges a raconté dans une lettre que, dans l’ensemble, tout allait bien, à un détail près : il venait d’être amputé d’un pied. Il a ajouté qu’il s’y était vite habitué et il demandait aux siens de faire l’effort de s’y habituer tout aussi vite.

Christian Gross, le fils de cet incorporé de force, est né après la guerre. Il est le neveu de « Bouet », la sœur de Georges évoquée dans certaines missives. Voici la lettre dans laquelle son père revient sur son amputation. La lettre, écrite à l’origine en allemand, a été traduite par son fils Christian.

Geisenheim, le 22.11.1944
Chers parents et Bouet,

Aujourd’hui, je veux commencer ma première longue lettre, je l’écris à la table, mais je doute de réussir à la terminer. Tout d’abord je veux remercier le bon Dieu. Même au plus fort de ma détresse, il ne m’a pas abandonné. J’ai pu faire l’expérience de sa magnifique bienveillance et de sa miséricorde. C’est pour cela, mes chers, que j’ai toujours du courage : pour moi c’est devenu un bel héritage. J’ai combattu, fini la course et gardé la foi, ainsi le Père pourra me remettre la couronne de Vie.

Certes, j’ai perdu mon pied, mais lorsque la tristesse m’envahit, je me console avec l’idée qu’une partie de moi se trouve au Ciel, et le silence m’habite à nouveau. Et puis, après tout, j’ai encore mes très bons parents et ma bonne Bouet, n’est-ce pas suffisant ?

À présent, je vais essayer de vous raconter ce que j’ai vécu. J’ai bien supporté le voyage d’Italie en France. Mon camarade Bauer est parti en permission à partir de Karlsruhe, n’est-il pas passé vous voir ? Nous avons été débarqués dans la région de Nancy, où tout se passa à peu près bien. Ensuite, pendant quelques jours, nous avons déambulé sans but précis, j’ai appris à connaître les villes de Pont-à-Mousson, Nancy, Pagny-sur-Moselle. Ce qui est certain, c’est que les gens étaient très bons envers nous. Finalement nous nous sommes mis en position devant Pagny-sur-Moselle.

Cela se passait le 5 septembre. Tout alla bien pendant quelques jours. Le ravitaillement était bien assuré, nous pouvions circuler librement. Le 10 septembre, à 3 h du matin, l’ennemi élabora une tête de pont sur la Moselle et nous avons dû contre-attaquer. Riegel fut mon « Schütze 2 », c’est-à-dire celui qui approvisionne la mitrailleuse. Il fut blessé le matin à 8 h 30, rien que légèrement, comme je viens de l’apprendre.

Je me suis retrouvé seul avec ma mitrailleuse, je me suis fait petit et invisible, mais ensuite nous avons dû avancer et, tout d’un coup, j’ai senti un choc. C’était le dimanche matin du 10 septembre, 10 h 30. Je tombai, je roulai derrière un vieux mur et j’examinai ma plaie. Elle saignait, mais pas trop, mon pied pendait, tout désarticulé. J’ai pensé tout de suite que l’os était endommagé. Le coup de feu – il s’agissait d’une balle explosive – avait transpercé d’environ 7 à 8 cm sous le genou gauche le milieu de la jambe, on voyait nettement l’entrée et la sortie du projectile.

Je restai couché environ une heure, puis mon chef de groupe arriva, il me traîna, me prit sur son dos, je m’accrochai à son cou jusqu’au bunker de premier secours. Là-bas on me banda la plaie et on me fit un garrot. Au bout d’une demi-heure, une ambulance vint me chercher, et, lorsque l’on m’installa, tout m’était indifférent ! On me fit immédiatement une piqûre pour calmer la douleur, ainsi qu’une injection antitétanique. On mit ma jambe dans une attelle, puis on m’emmena au « Verbandsplatz », au centre de soins où l’on me remit un bandage. Sur ce, on m’achemina dans un hôpital de campagne aux environs de 14 h. On me transféra tout de suite en salle d’opération, on m’anesthésia avec du chloroforme, je m’endormis sur-le-champ.

Lorsque je me réveillai, le soir tombait, il était 18 h et je n’avais plus mon pied. J’étais couché dans un beau lit, mais, du fait de l’anesthésie, je vomis pour évacuer le poison que j’avais inhalé. Ensuite, je me suis senti si bien que je pus plaisanter avec mes voisins. Je n’avais pas de douleur, on m’apporta à manger, et je pus même dormir un petit peu. Pendant la nuit, on me fit chaque heure deux injections qui étaient des remontants. Le lendemain, on me transporta à Kleinblittersdorf, où je restai pendant trois jours et où je me serais bien plu. Ma plaie ne présentait pas de difficulté particulière, mais, ce qui était dur, c’était de remettre mon appareil digestif en route. Je ne pouvais ni uriner ni aller à la selle, c’était très douloureux. On me sonda à deux reprises, mais c’était tellement désagréable que je ne pus plus le supporter. On me fit des piqûres, puis mon corps se remit tout doucement à fonctionner; j’étais soulagé, vous pouvez me croire.

Le 14 septembre, on me transféra dans un train sanitaire, et le 15 septembre nous arrivâmes à Rüdesheim, où on me débarqua et on m’emmena à Geisenheim. Puis vint l’heure la plus difficile : le premier changement de pansement. Lorsque, d’un coup d’œil, je vis toutes les fioles, les pinces et pincettes, j’eus un petit frisson. Heureusement, on me fit respirer de l’éther, ce qui fit que je ne remarquai pratiquement rien. Lorsque je repris mes esprits, j’avais des douleurs folles, on me mit au lit et on me donna de la teinture de valériane, car j’étais complètement à bout.

Petit à petit j’allai de mieux en mieux, on me donna de la bonne nourriture et différents suppléments : du lait, du beurre, de temps en temps un œuf, des fruits, du mousseux et du vin rouge ; à ce jour, j’ai toujours droit à ce régime.
Pour le deuxième changement de mon pansement, on me fit encore une fois une anesthésie et, la troisième fois, c’était devenu supportable.

Actuellement on me change journellement le pansement. Ma fièvre ne dépasse pas 39 °C. Les globules rouges (hémoglobines) et les blancs (leucocytes) sont analysés et comptés régulièrement, car ce sont les policiers du corps. Un sac de sable de 4 kg est suspendu en permanence à ma jambe afin de tirer la peau par-dessus la plaie.

Certains jours, on me porte deux à trois fois dans la cave (lors des attaques aériennes), jusqu’à présent tout s’est bien passé. Je me lève quotidiennement un petit peu et j’essaie de marcher ; ce qu’il adviendra n’est pas de notre ressort.

Mon pied est toujours maintenu dans une attelle pour que le sang ne reflue pas trop violemment. Je pense que d’ici quatre ou cinq mois j’aurai ma prothèse et je pourrai à nouveau courir comme une fouine.

À part cela je vais bien, ne vous faites pas de souci pour moi. Quant à vous, essayez de rester en bonne santé. Si l’agitation ou même les tirs devaient reprendre, allez dans « Löwen » [la cave du restaurant du Lion à Brumath] ou dans la cave du château. Vous verrez bien comment vous ferez au mieux.

Aujourd’hui, j’ai réceptionné votre paquet. Les biscottes étaient complètement émiettées, j’ai dû les manger à la cuillère. Le gâteau était encore bon. Si vous voulez m’envoyer quelque chose, envoyez-moi des pommes et un petit morceau de viande lorsque vous tuerez le cochon.
À présent, je vais clore ma lettre, j’ai fait mon possible pour vous faire un rapport aussi détaillé que possible et vous faire partager ce que j’ai vécu. Je vous le répète encore une fois, ne vous faites pas de souci pour moi, je vais bien, et surtout faites attention à vous pour qu’il ne vous arrive rien. Pour terminer, je vous envoie mes chers, tout comme à la famille, à nos amis et connaissances, mes salutations chaleureuses et mes baisers.
Votre fils et frère Georges. »

Au retour de la guerre, Georges Gross ne put reprendre la ferme paternelle. Il devint aide-comptable. Il ne parla jamais à ses enfants de la guerre. Il pensait que le silence était le meilleur remède pour tourner la page. Christian, né après guerre, ne pouvait pas ignorer la jambe de bois de son père. En grandissant, il s’est dit que c’était aberrant de perdre une jambe pour sauver une patrie qui n’était pas la sienne. Il évitait d’en parler à son père qui ne voulait plus revenir sur ces faits, tant il était heureux d’être en vie. Alors qu’importe une jambe en moins ?
Christian n’a eu connaissance de cette lettre, et des autres écrites par son père, qu’après sa mort, lorsque des cousins les trouvèrent au grenier de la ferme de Brumath.

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