J’aime le style de l’écrivain-journaliste alsacien Michel Loetscher.
Il a pris la plume pour écrire sur mon livre D’grien Schatt, L’ombre verte paru chez ID L’Edition. J’en suis honorée et touchée.
Lisez ici son article paru dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine du 25 septembre 2020.
L’une des voix les plus familières de la radio et de la télévision alsacienne, l’écrivain et journaliste Simone Morgenthaler, a vécu longtemps à l’ombre d’un noyer tri-centenaire. Elle en fait le deuil avec celui d’une langue maternelle en perdition dans un livre-méditation poétique et vibrant qui fait résonner l’Histoire de l’Alsace avec celle d’un arbre.
Il était une fois un arbre dans une cour pavée de grès rose. C’était un noyer si vieux qu’il aurait pu connaître la Révolution française – au moins… Il donnait de beaux fruits, portait des fleurs en forme de chatons au printemps et faisait une belle ombre verte sur la maison que Simone occupe depuis 1978 avec son compagnon. Il avait même résisté à l’ouragan Lothar. Mais voilà : il donnait des noix de plus en plus noires – et immangeables. Des parasites venus d’ailleurs, dits « mouches de la noix » (nommées Rhagoletis completa), y ont élu domicile.
Il a fallu se résoudre à l’abattre. Trois hommes sont venus avec une nacelle pour sa mise à mort. De ce massacre à la tronçonneuse subsiste le stock de bûches qui réchauffent la maison familiale. Son ombre ne reviendra plus. C’est une mémoire qui s’efface. Vraiment ?
Simone Morgenthaler a de qui tenir : elle descend d’une famille de bûcherons et de schlitter, ces travailleurs du bois venus de Suisse au XVIIe siècle pour repeupler une terre d’Alsace dévastée par la Guerre de Trente Ans. Ces grandes taiseux ont été bûcherons, ils ont tous travaillé le bois jusqu’à son père, sculpteur sur bois à l’ère du formica qui « savait la valeur du bois de noyer » mieux que personne dans l’élan consumériste de ces « Trente Glorieuses » révolues. Cet homme simple et droit a fait des meubles de style, des cadres, des figurines et des statues. Il lui a fait aimer ses racines alémaniques et la « force indélogeable » de la langue maternelle, cette fragile feuillée de mots qui s’étiole : « Elle est notre essence, notre notre vêtement, notre essentiel ».
Les feuilles du noyer mettent tellement de temps à se décomposer, pas commode pour le compostage – elles « font de la résistance »…
Comme les mots de la langue maternelle ?
L’effroi de la langue interdite
Simone est née au village de Haegen près de Saverne dont son grand-père Aloïs était maire entre 1909 et 1911. Ses parents lui ont dit : « tu es Alsacienne » – c’était un constat de départ qui la « positionnait sur terre »… Elle a grandi dans la forêt et accompagné son père dans ses longues marches méditatives. Dans les insouciantes années d’après-guerre et de reconstruction à marche forcée , elle découvre « le monde merveilleux de l’école » mais quelque chose ne va pas : tout mot en alsacien y était interdit !
Leur institutrice, Mlle Jérôme, les punissait d’avoir parlé leur langue. Celle que leur père leur a enseignée, celle qui coulait dans leurs veines et leur permettait de « dire la vie » : qu’avaient-ils donc fait de mal en l’utilisant telle qu’elle leur a été donnée ?
La voilé jetée en pleine confrontation entre son univers familier et un système qu’elle ne comprenait pas, qui proscrivait cette langue magnifique transmise oralement depuis le Moyen Age : « Le génocide linguistique s’est opéré en douceur, avec des méthodes peu amènes. La langue fut dévitalisée, comme une dent dont on détruit la racine. »
Premier conflit, premières interrogations : quelle est donc cette tragédie alsacienne qui a frappé nos anciens ?
Son père avait onze ans en 1918 : lui aussi a du apprendre le français dès cette année-là, bien avant les rudiments du métier de sculpteur sur bois – avec interdiction désormais de parler sa langue maternelle… Un temps, il travaille à l’usine horlogère Vedette de Saverne – il y sculpte, à la chaîne, des horloges qui donnent le son de la cloche de l’abbaye de Westminster et qui équipent chaque maison du village…En 1940, il connaît à nouveau l’abandon de la « Mère-Patrie » – et, à nouveau, un changement de langue obligatoire. L’Alsace n’était-elle pas « championne des douleurs » ? Le noyer de la cour a-t-il senti dans ses racines ces mouvements tectoniques et frémi de ces changements de langue ? « Difficile d’arracher une langue à une terre qui a fait partie pendant 844 ans du Saint Empire Germanique Romain, fondé en 962 sur les décombres de l’empire carolingien et dissout en 1806. »
Un sentiment d’urgence étreint Simone à l’âge des possibles : pour transmettre son amour des gens et de la langue d’ici, elle se met en danger pour devenir journaliste radio et télé, un métier fait de stress voire de peur a priori peu indiqué pour la fille de la forêt issue d’une si longue lignée de taiseux…
Longtemps, avec le chef Hubert Maetz, elle célèbre les saveurs de leur terre en animant l’un des rendez-vous préférés des Alsaciens, Sür un siess – jusqu’à l’arrêt (demeuré inexpliqué), en 2008, de l’émission, au terme de treize années de franc succès qui a pris volume avec leur best seller éponyme à quatre mains (La Nuée Bleue, 2006), consacré par l’Académie nationale de cuisine.
Après avoir célébré le meilleur de l’âme alsacienne sur les ondes, Simone est confrontée encore à la « réforme territoriale » de 2015 – alors que des champignons poussent sur le tronc de l’arbre. Il faut se résoudre à couper ce qu’il en reste… « L’Alsace n’existe plus » dit le président d’une République « une et indivisible ». Qu’est-ce qui est attaqué à sa racine même ? Qu’est-ce qui s’attaque au vernaculaire, c’est-à-dire à tout ce qui s’élève, se cultive ou se tisse là où nous faisons notre demeure ? Les racines de l’arbre poursuivent-elles leur vie tentaculaire sous la maison – comme la réalité vécue d’une terre et d’une région qui entrerait dans d’autres jeux de force ? Alors qu’elles dessinent un paysage sous terre, inconnu des centralisateurs, un jeune noyer pousse les siennes à côté d’un sureau et germe déjà de noix saines dans le miroitement d’un tapis de pervenches qui recouvre l’emplacement du vieil arbre. Celui qui a connu la Révolution et bruissé des vents mauvais de l’Histoire comme des bourrasques de grandes espérances qui font chanter contre le mal de vivre, quand passe le vent de l’esprit. On n’achève pas les arbres et on ne vient jamais à bout des histoires sans fin qu’ils portent sans pouvoir les taire.
Simone Morgenthaler, D’grien Schatt – L’ombre verte, ID l’Edition, 62 pages, 12 €