Le 11 avril 2020 Georges Traband disparaissait, emporté par le coronavirus. Je l’apprenais le lendemain qui était le dimanche de Pâques.
Je démoulais les deux agneaux biscuités que je venais de faire cuire. Pendant qu’ils refroidissaient, j’ai consulté ma messagerie. Un mail de Francis Le Chevert y apparaissait. Depuis plusieurs jours, je guettais les messages du président-délégué de Amicale Nationale des Retraités de l’Audiovisuel (ANRA). C’est lui qui nous tenait informés de l’état de santé du président de l’ANRA, Georges Traband, en réanimation depuis trois semaines.
Depuis trois semaines, ses courriels disaient que son état était stationnaire. Cela n’était pas réjouissant mais l’espoir nous portait néanmoins.
En ce dimanche de Pâques, la nouvelle est tombée tel un couperet : j’en fus bouleversée car j’appréciais l’intégrité et le cran de celui qui fut mon directeur à la télévision régionale et qui, durant son mandat, a défendu avec vigueur la langue et la culture d’Alsace, comme vous pourrez le lire plus loin. Il fut aussi pour moi la première personne proche à mourir du coronavirus.
Voici les mots du courriel de Francis Lechevert :
C’est fini …Georges nous a quittés, lui qui a tellement donné pour sa paroisse, il est parti pendant la célébration des Pâques….
J’ai en moi une profonde tristesse et un sentiment d’injustice….
Pour sa famille, partir dans de telles circonstances c’est très dure et j’ai une pensée très affectueuse pour Christiane et ses proches.
Georges a tellement donné à tous, avec compétence, savoir, humilité, tellement d’humanisme était en lui. C’était un homme de partage sans condition. Toujours au service du collectif avec une grande intégrité.
Pour moi, il était plus qu’un ami, c’était un guide.
J’ai tellement aimé travailler avec lui, je ne devrais pas employé le mot travailler car c’était un réel plaisir.
Il va beaucoup me manquer et je sais à travers tous les messages de sympathie que vous nous avez fait parvenir qu’il vous manquera aussi.
Un mois avant d’être emporté si vite, ce passionné de marche, qui avait fait le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, randonnait encore dans le secteur de Boersch et d’Ottrott.
Il était un merveilleux liant dans l’Amicale des anciens de l’Ortf qu’il présidait, avec talent, disponibilité et bienveillance. porté par la seule envie d’être positif et de rendre les autres heureux.
Il a œuvré avec énergie pour valoriser les anciens de l’audio-visuel, les pionniers, tout comme les émissions et les beautés mises en cette télévision de service public qu’il a dirigée durant huit ans.
Il organisait des sorties, des rencontres, nous incitait à un travail d’archives, donnant sans compter les heures pour valoriser la télévision régionale de service public.
Il avait annoncé début janvier 2020 son envie de céder la présidence de l’amicale. Je lui ai écrit que je l’imaginais « immuable » à ce poste. Il me répondit qu’il avait « l’intention de passer un peu la main pour reprendre un travail de recherche personnel qu’il a négligé ces trois dernières années ».
Lorsque circulèrent les premières informations sur la pandémie, il nous envoya des courriels pour que nous nous protégions, avec des informations neuves, passionnantes, qu’il glanait. Il nous envoyait des idées de divertissement pour que le temps de confinement nous semble moins long. Il nous envoyait aussi des liens vers des vidéos drôles pour que nous ne nous départissions pas de notre sourire.
Tant de bienveillance à vouloir nous protéger… et être emporté par ce mal sournois.
Je voudrais ici lui exprimer toute mon admiration pour le directeur de France 3 Alsace qu’il fut, pour l’incroyable liberté et confiance qu‘il m’accorda. J’ai beau chercher, je ne trouve pas le moindre grief dont je pourrais lui faire reproche. Il fut parfait, et je l’en remercie. (Ceci, je ne pourrais le dire d’aucun autre directeur de la télévision régionale).
Originaire de Haguenau, il a travaillé comme instituteur avant d’entrer à la Radio Télévision Française (RTF) en 1961. Il y exerça divers métiers de technicien, dans le domaine de la prise de son, de la prise de vues et du montage des films, avant d’évoluer vers la gestion administrative et financière. Il participa comme contrôleur de gestion à la direction des stations régionales à Paris de 1972 à 1974 . Il a rejoint FR3 Alsace en 1975 et il y occupa le poste d’ administrateur avant d’en devenir le directeur régional en 1983.
Cela se passait place de Bordeaux à Strasbourg. Je faisais alors de la radio et produisais quelques rares émissions télévisées. Avec le pasteur Gérard Heinz, qui était son directeur des programmes, Georges Traband a initié dans les années 80 les « speakerines bilingues » (alsacien et français). Au début je menais seule ce travail avant d’être secondée par Andrée Droll et Murielle Kugelmann.
Parallèlement, j’ai proposé de faire une série culinaire et humoristique, selon une idée suggérée par Christian Winterhalter, alors directeur des programmes. Georges Traband a accepté cette série nommée Kichespring. Cela pourrait aujourd’hui sembler évident, mais, en ce temps-là, il n’y avait aucune émission culinaire qui passait à la télévision régionale. Il était très mal vu de montrer à l’écran que l’Alsace avait un savoir-faire gastronomique. Cela semblait réducteur. Il fallait s’en cacher. La série Kichespring, avec le chef Ernest Wieser et le conteur Louis Fortmann, eut un franc succès.
Je présentais aussi la série en alsacien Numerodaffet consacrée à des passionnés hors norme. Ce créneau de 25 minutes diffusé à 19h35 permettait de voir le lundi Lach d’r e Scholle. Cette émission de blagues racontée par des hommes aux accents divers, diffusée de 1984 à 1990 eut une popularité énorme. Il y avait aussi Lampefiewer, le magazine théâtre de Monique Seemann, ‘s Owe Portrait de Robert Werner , ‘s Owestaendel , émission musicale de Marguerite Schussel présentée par Gilbert Wolff et l’émission Moment Poétique dans laquelle Emma Guntz fit la part belle à la poésie régionale durant sept ans. Ces émissions de 25 minutes passaient après le journal télévisé régional.
Georges Traband m’a proposé en 1989 un défi que je n’oublierai jamais, et dans lequel j’ai investi une folle énergie : une soirée dialectale de 2 heures, diffusée une fois par mois, en prime time le dimanche soir. Cela peut sembler invraisemblable à notre époque où les émissions en langue alsacienne sont devenues portion congrue à la télévision régionale. Mais c’était ainsi, avant que Paris, dans sa volonté de mise au pas et de centralisation, ne supprime ces créneaux.
Ma première émission du dimanche soir s’appelait Landeltreppler im Sundgau. Le lundi matin, le lendemain de la diffusion, Georges Traband m’appela pour me remercier et me dire que l’émission avait dépassé ses espérances. Cette confiance-là me donna des ailes.
Georges Traband aimait l’Alsace et notre langue. Doté d’une forte volonté, toujours dans une grande humilité, il a mis en place d’autres émissions en alsacien comme Uss’m Schülersack, en partenariat avec le rectorat, le magazine Redde m’r devon dans lequel Jean-Marie Boehm faisait commenter l’actualité régionale, nationale et internationale par des personnalités, Ritte, Ritte Ross d’Armand Peter, Ich bin e kleiner Müsikant de René Eglès, ou encore l’émission de Robert Werner Jetz passe emol uff.
Il importe de préciser qu’il fut le premier (et le seul) à mettre sur pied un magazine de sports (Drei Ecke e Elfer) mené en alsacien qu’il confia à Éric Sold. Georges Traband était un passionné de football, il défendait rubis sur ongle le Racing Club de de Strasbourg. Son ami de cinquante ans, Jean-Paul Fornès, adjoint au maire honoraire Sport et Culture Schiltigheim, se souvient : Depuis plus de 40 ans, il m’accompagnait à la Meinau pour supporter le Racing ; nous avions l’abonnement depuis 2000. Même quand il était à Nancy et Metz, il se rendait avec moi à la Meinau. Nous avons fait de nombreux déplacements pour voir le Racing ou l’équipe de France. Ainsi, en 2019 à Lille pour la finale de la coupe de la ligue (comme en 2005 à Paris), en 1998 la Finale de la Coupe du Monde à Paris, en 2000 la Finale de la coupe d’Europe à Rotterdam notamment. Je vais suggérer à Marc Keller, le président du Racing de prévoir une minute de silence avant un match pour honorer ce supporter passionné, modeste, fidèle et abonné de si longue date.
C’est sous la direction de Georges Traband que Germain Muller présenta la série humoristique De Vaisselier qui comprenait également Böes, boshaft un doch Iwwerzwerisch, un feuilleton écrit par Germain Muller, mettant en scène un vieux couple interprété par Dinah Faust et Gaston Goetz et diffusé à raison d’un épisode par semaine tout comme s’Dotterles, le vécu quotidien d’une famille alsacienne jouée par Marcel Spegt, Marlyse Bauer et Patricia Weller.
Il y avait également Y’a du pour, y’a du contre, un talk-show de Germain Muller et Jean-Marie Neubert. Germain Muller produisait également D’Mehlkischt une fois par trimestre pour le Grosse Elsaesser Owe.
Autres séries lancées par Georges Traband : Vis-à-vis en coproduction avec le SWF Baden-Baden ainsi que la belle série Cilaos, des portraits d’Alsaciens de l’étranger par José Meidinger avec le soutien de la Région Alsace qui a également co-produit l’adaptation en téléfilm du Herr Maire de Gustave Stoskopf avec le comédien Bernard Freyd dans le rôle principal.
Il œuvra aussi pour la production de nombreux documentaires sur l’Histoire de l’ Alsace, comme Les Ya Ya consacré à l’évacuation des Alsaciens dans le Sud-Ouest ou la série L’ Alsace dans la guerre 1939-1945, deux remarquables documentaires produits par Monique Seemann et réalisés par Alfred Elter.
Si l’Histoire de l’Alsace lui tenait tant à coeur, c’est parce qu’il en portait silencieusement les stigmates depuis l’enfance : son père, Robert, fut incorporé de force dans la Wehrmacht en 1944 et tué en Pologne en 1945 dans les combats qui opposaient les Allemands aux Polonais et aux Soviétiques. Georges Traband avait alors 5 ans. Il entreprit au cours de sa vie de nombreuses investigations qui restèrent vaines : il ne trouva jamais trace du lieu de sépulture de son père.
En 1990, le créneau en alsacien des 25 minutes quotidiennes à 19 h 35 fut supprimé, sur décision de Dominique Alduy, directrice générale de la chaîne FR3 et de Jacques Chancel, son directeur des programmes. Ils estimaient que ce créneau de diffusion « n’était pas assez culturel « .
Malgré les lettres de protestations, les pétitions, les groupes de pression qui spontanément s’organisèrent, rien n’y fit. Ce créneau était bel et bien perdu pour le service artistique de FR3 Alsace. Un autre créneau fut créé sous l’égide du service journalistique : Rund Um, avec six minutes d’informations quotidiennes en alsacien, à 18h55, avec l’obligation du sous-titrage, afin que nul ne se sente exclu. Le service artistique avait alors perdu un créneau de taille de 25 minutes et la rédaction avait gagné un fragment de 6 minutes.
Le créneau mensuel des soirées en alsacien du dimanche soir fut supprimé aussi. Les émissions de ma série Landeltreppler passèrent le samedi en fin de matinée, à une heure de petite écoute, peu intéressante et que Paris accordait volontiers.
Georges Traband s’était battu vaillamment pour éviter cette suppression. Mais que peut un directeur régional face aux Diktat parisiens ? C’était déjà miraculeux qu’un Alsacien ait eu droit au poste de directeur, généralement réservé aux Français de l’Intérieur, qui n’ont aucun attachement à la langue et à la culture d’ici, qui sont inaptes à défendre notre région, et aptes à ingérer souplement le jacobinisme.
La combativité de Georges Traband pour défendre l’Alsace énerva la direction parisienne. Il fut muté l’année suivante, en 1991, à Nancy comme directeur de Télédiffusion de France (TDF).
Il aurait pu être abattu par cette humiliation mais il était dans la résilience. Il fit le trajet Strasbourg-Nancy tous les jours jusqu’à sa retraite. Il n’était nullement aigri, bien au contraire. Sa vivacité, sa joie de vivre, son esprit positif m’émerveillaient.
A sa retraite, il mit sa plus belle énergie dans la présidence de l’ANRA (l’Amicale Nationale des Retraités de l’audio-visuel), témoignant d’un travail qui frôlait, comme toujours, la perfection pour honorer les anciens. Il rédigeait les biographies de ceux qui décédaient, nous informait des obsèques, étaient prêts à faire le laudatio si cela s’avérait nécessaire.
Et dire que Georges Traband s’en est allé en ce temps de la « distanciation », qui interdit les derniers hommages, qui contraint à de petites cérémonies tenues presque à la sauvette sur les cimetières.
Nous étions si nombreux à vouloir l’accompagner. Nous fûmes contraints de le faire en pensée, en le remerciant d’avoir été ce directeur courageux et cet homme bienveillant.
Je pensais à l’infini chagrin de Christiane, sa femme, que le confinement cloîtrait dans une cruelle solitude, à celui de leur fils Frédéric et de leur petit-fils Louis.
Sa femme et son fils ont organisé une cérémonie d’Adieu pour Georges le 8 septembre 2020 en l’église du Christ ressuscité à Strasbourg. Les membres de la chorale paroissiale ont chanté pour lui. Georges avait été le président de la chorale et aussi un membre actif car avec sa voix de ténor il avait très jeune découvert les vertus du chant.
On ne meurt pas vraiment tant que les autres nous portent en leur cœur.
Le sillon que Georges Traband a tracé en notre cœur et dans le paysage audio-visuel de l’Alsace lui survit.