Pendant plus de quarante, la vie d’André Pomarat et la mienne se croisaient légèrement, sans que nous le décidions, avec, toujours à la clef, une brève joie à échanger quelques phrases.
Ce lien amical résistait à l’usure du temps car il avait la légèreté liée au hasard, qui ne met jamais l’autre en position d’attente.
En quarante cinq ans, je ne lui ai jamais demandé où il habitait, mais sans doute n’était-ce pas loin de la rue-du-jeu-des- enfants (d’Kìnderspielgàss) à Strasbourg, rue où je vécus quelques années à partir de 1972, d’abord comme étudiante, puis en 1975 comme journaliste aux DNA, avant d’entrer en 1976 à la radio et la télévision régionale.
André Pomarat était un comédien réputé lorsqu’il quitta en 1973 le TNS dont il faisait partie depuis 1957, pour concrétiser en 1974 son envie de créer, de mettre en scène, de diffuser des spectacles en transformant l’église du Pont-Saint Martin en Maison des Arts et Loisirs. Nous l’appelions la MAL. Elle se trouvait à la Petite France, à quelques encablures de la rue-du-jeu-des-enfants.
En 1976, Jacques Taroni, réalisateur à Radio Alsace, me demanda d’accueillir, dans une émission radiophonique, le chanteur Jean-Roger Caussimon qui se produisait durant deux soirs à la MAL et qui, lors de cette présence à Strasbourg, enregistrait aussi dans un studio de la radio la chanson « Le voyage est bien long » composée par Jean-Marie Sénia, chanson qui était le générique du feuilleton « Histoire d’un paysan », écrit par David Lang.
Jean-Roger Caussimon, auteur-compositeur-interpète, (Ferré a chanté nombre de ses textes), également comédien (il a joué dans plus de cent films), venu au studio avec André Pomarat, me dit lors de l’émission qu’il rêverait de manger un Baeckeoffe. J’ai proposé d’en cuisiner un pour le lendemain. Ils ont adoré ce plat, allant jusqu’à rogner les pied et queue de porc contenus dans les ingrédients. Je me souviens qu’à l’issue du repas, en fin d’après-midi, Jean-Roger Caussimon se sentait peu enclin à donner son tour de chant, tant il aurait préféré dormir.
André Pomarat transforma l’aventure de la MAL en une compagnie d’envergure, celle du Théâtre Jeune Public, qu’on appelait Mal-TJP, qui s’installa à la Krutenau, rue des balayeurs à Strasbourg et proposait des spectacles de qualité pour enfants et adolescents et qui est aujourd’hui un Centre dramatique pour la jeunesse. André Pomarat en était le directeur mais il continuait à jouer dans des pièces de théâtres. Il aimait de nombreux auteurs dont Samuel Beckett et Victor Hugo. On retient notamment l’immense Légende des siècles qu’il monta pour les cent ans de la mort de Victor Hugo en 1985.
Il était seul en scène et interprétait ce texte fort. Il était impressionnant par la puissance théâtrale qui émanait de lui et par la force de sa mémoire.
En 2002, nous nous sommes revus, mais ce n’était pas par hasard cette fois : Liselotte Hamm et Jean-Marie Hummel nous ont réunis pour préparer un spectacle à quatre autour du poète Prévert. J’avais fait paraitre en 1998 mon livre sur Prévert (Prévert en alsacien, La Nuée Bleue). Cette création musicale en hommage à Prévert, présentée le 1er février 2003 à la salle du Cheval Blanc de Schiltigheim, était principalement en français.
André Pomarat, qui ne dirigeait plus le TJP depuis 1997, fut un plaisant compagnon lors des répétitions à Nordheim, dans la ferme de Liselotte et Jean-Marie. Il aimait Prévert dont il possédait l’édition originale (de 1946) du recueil Paroles. Il disait de sa belle voix des dialogues de Prévert, extraits des films « les Visiteurs du soir », « Les enfants du Paradis » ou du film « Quai des brumes ». Nous chantions aussi. André aimait chanter. Il vint d’ailleurs un jour dans l’émission « Pour le plaisir » de Christian Daniel sur France 3 Alsace pour y chanter la chanson « Camarade » de Jean-Roger Caussimon, accompagné au piano par Jean-Marie Hummel.
Cette expérience de scène, nouvelle pour moi, autour de Prévert, m’effrayait. Je me souviens qu’André me rassurait. Il m’apprenait à utiliser la respiration abdominale plutôt que la respiration thoracique, pour économiser la voix et l’énergie. Les comédiens professionnels le font instinctivement. Je pense que j’ai dû en perdre l’automatisme.
Par la suite, nous nous sommes quelquefois recroisés aux rencontres organisées par l’Académie Rhénane dont nous étions tous deux membres.
J’ai su sa douleur d’avoir perdu en 2012 sa femme, Jacqueline. Nous en parlions parfois lorsque, par hasard, je le croisais à vélo, au détour d’une rue proche de… la rue du-jeu-des-enfants, avant ou après mon émission radio. Il évoquait aussi sa joie d’avoir créé une famille, avec trois enfants et 6 petits-enfants, avec un homme de théâtre, Frédéric Solunto, entré dans sa famille en épousant sa fille Virginie.
Julie Brochen, devenue directrice du Théâtre national de Strasbourg, fit rejouer André Pomarat à partir de 2008. Lorsqu’on le voyait jouer le rôle de Firs, le vieux laquais, dans la Cerisaie, on avait l’impression que Tchekhov avait écrit le texte en pensant à lui. Il y a six ans, en 2014, il jouait encore sur la scène du TNS, à l’âge de 84 ans. Ma mémoire me joue des tours, me disait-il. Mais il aimait tant le théâtre qu’il était prêt à tous les tracs pour être sur scène.
J’ai vu André Pomarat pour la dernière fois, en octobre 2018, à l’enterrement de Gaston Jung, écrivain, poète, éditeur, qui avait enseigné le jeu, la scénographie et la mise en scène à l’École supérieure d’art dramatique du Théâtre National de Strasbourg. Gaston avait aussi, comme son ami André, créé sa propre compagnie théâtrale, celle des Drapiers.
Après la cérémonie, j’ai échangé quelques mots avec André Pomarat. Sa voix était toujours belle. J’ai réalisé que sa mémoire partait en lambeaux. J’en ai éprouvé du chagrin. J’aurais aimé qu’il me dise un extrait de « La légende des siècles » ou d’un autre de ces milliers de textes qu’il portait en lui et qu’il savait si bien partager.
Le percussionniste Simon Pomarat, son fils, vint à sa rencontre. Dans un geste affectueux de protection, il mit ses bras autour des épaules de son père. C’était une image belle, forte et touchante d’un père qui redevient enfant et qui s’en remet aux mains de son fils.
J’ai pensé à la pièce de Florian Zeller, Le père. Un homme s’y bat avec les mots et avec sa mémoire qui s’effiloche. Robert Hirsch, qui y tient le rôle principal, celui du père, porte dans la pièce le prénom André.
Le coronavirus a emporté André Pomarat à 90 ans le 30 avril 2020.
Nous étions nombreux à vouloir être présents pour cette dernière scène. Le temps de la pandémie fut cruel, il obligeait à mourir en solitaire, à la sauvette, sans main amie.
© photos : archives Christian Daniel