Photo d’Albert Morgenthaler réalisée en 1937 par mon père Aloyse Morgenthaler. Albert est assis devant la ferme paternelle aux côtés d’Adèle, sa bien-aimée. Il quittera l’Alsace la même année pour faire le service militaire et n’y reviendra plus.
Le mur des 54000 noms des Alsaciens et Mosellans victimes de la Seconde Guerre mondiale, en projet depuis une dizaine d’années, et qui devait bientôt voir le jour au Mémorial d’Alsace-Moselle de Schirmeck, est controversé. Une polémique est née au sujet des modalités d’inscription des noms.
Faut-il catégorier les victimes ?
Comme le précise un communiqué , il y a « ceux qui ont été déportés et assassinés parce qu’ils étaient juifs, victimes d’un crime imprescriptible contre l’humanité ; ceux qui sont morts en déportation parce qu’ils étaient résistants ; ceux qui sont tombés, les armes à la main, pour la libération de l’Alsace ; les civils morts pendant les affrontements et les bombardements ; ceux qui ont été incorporés de force dans une Armée qui n’était pas la leur et que les conventions internationales consacrent comme les victimes d’un crime de guerre ».
Peut-on les apposer uniformément sur la pierre ?
La controverse soulevée montre combien l’histoire de l’Alsace est douloureuse, combien ces douleurs sont toujours vivantes et non réglées.
Lorsque j’ai appris le projet de ce mur, ma première réflexion fut : maintenant seulement ? 72 ans après la fin de la guerre ? Et vite, je me suis dit qu’il valait mieux tard que jamais. Et qu’il était essentiel pour les générations d’aujourd’hui et celles à venir que nous parlions, que nous réglions les poids de l’Histoire pour permettre aux douleurs de se cicatriser.
Pour avancer, il faudrait s’unir, parler d’une voix unique. C’est précisément ce qui est impossible, pas seulement en Alsace, mais notamment ici. Comment parvenir à réconcilier les mémoires ? Le fait de créer différentes catégories sur ce mur des noms apportera t’il l’apaisement ?
Je me dis que le point commun et le point d’union de ces 54000 personnes, c’est qu’elles furent toutes victimes d’une guerre dont elles n’ont pas voulu. De plus, la mort rend les hommes égaux. Faudrait-il instaurer des clivages et des catégories ?
C’est affaire si personnelle qu’il serait malvenu de dicter une ligne de conduite.
D’autant que mon oncle que je n’ai pas connu, Albert Morgenthaler, est lui aussi une victime de la guerre et que son nom ne figure et ne figurera nulle part.
Il fut tué le 30 mai 1943 à Toulouse à 25 ans. C’était un dimanche, le jour de la fête des Mères. Je ne sais quand notre famille en fut informée, sans doute à la fin de la guerre. La douleur fut telle que ma famille en a fait un déni et n’en a jamais parlé. J’ai décidé d’ouvrir les plaies et de commencer une enquête il y a une quinzaine d’années.
Le certificat de décès n’était en 2010 toujours pas parvenu à la mairie du village : sans apposition de la mention marginale de sa mort, on pouvait déduire qu’Albert était toujours en vie. Or, il était bel et bien mort. Les villageois les plus anciens se souvenaient du glas qui a sonné lorsque l’annonce de sa mort parvint depuis Toulouse. « Albert est mort parce qu’on l’a confondu avec un Allemand en raison de son accent », répétait-on à l’envi. Et puis, il y avait mon père qui ne pouvait parler de la mort de son frère tant elle le faisait suffoquer. De Albert isch hingschosse worre wiel sie ‘ne füer e Schwob genomme han. C’est triste de mourir pour un accent.
Ma grand-mère n’est jamais allée à Toulouse sur la tombe de son fils cadet. Comment une maman peut-elle s’accommoder d’une telle information ? Albert était son petit dernier, l’enfant non attendu, conçu lors d’une permission accordée à mon grand-père lors de la grande guerre, en avril 1916.
Albert fut enterré à Toulouse au Cimetière de Terre Cabade. Sa dépouille n’y était plus lorsque j’ai retrouvé trace de la tombe et du certificat d’inhumation. En 1951, sans que la famille en soit informée, les restes de mon oncle furent mis dans une fosse commune et la tombe fut reprise par une famille pour y inhumer un autre défunt.
Albert était né en 1917. Il était clarinettiste et accordéoniste. C’était un joyeux qui animait les bals du village. Il a fait son service militaire de 1937 à 1939. Il a fait partie du 401e régiment d’artillerie où il est entré en octobre 1937. En septembre 1939, il fut mobilisé pour faire la guerre sous l’uniforme français. Il ne put plus revenir chez lui. Il devint donc réfugié. Ensuite arriva la débâcle. Albert échoua alors dans le Sud-Ouest. Il fut démobilisé par le corps d’armée de Toulouse le 28 février 1941.
Mon enquête m’a permis de déterminer qu’il était resté à Toulouse jusqu’à sa mort, le 30 mai 1943. Il fut tué au n° 25, rue Rodolose, dans une grange désaffectée (détruite dans les années 70 et remplacée par un immeuble).
Mort pour avoir été confondu avec un Allemand en raison de son accent alsacien…
Si Albert a été confondu avec un Allemand, ce sont les résistants qui l’ont tué. S’il fut pris pour un résistant, ou était un résistant, ce sont les miliciens ou les gestapistes qui l’ont tué.
L’énigme demeure entière. Les deux versions sont possibles.
L’Histoire retient qu’Albert n’est pas mort pour la France. Pour qui est-il mort ? Pour lui ? Pour personne ?
Pour me consoler, je me suis convaincue au fil des années que sa vie avait été suffisamment remplie, mais je pense qu’il avait encore de nobles actions à mener à vingt-cinq ans.
J’ai redonné vie à Albert, cet oncle que je n’ai pas connu, par mon enquête et sa narration dans mon livre « Pour l’amour d’un père » (Editions du Belvédère).
En retrouvant trace de sa mort, j’ai aussi pu faire apposer la mention de décès sur son acte de naissance, comme tout humain y a droit. C’était 70 ans après sa mort.
Son nom ne figurera pas sur le futur mur des noms du Mémorial d’Alsace-Moselle de Schirmeck. Et c’est mieux ainsi car cela n’aurait pas simplifié la tâche. Il aurait fallu créer une catégorie spéciale : « mort à cause d’un accent ».