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Le massacre par des SS d’Oradour-sur-Glane, qui avait fait 642 morts, s’est déroulé en juin 1944. J’y repense chaque année. Je repense à la visite de ce village-martyr de Haute-Vienne que j’ai faite avec ma marraine Jeanne en 2000. J’y pense d’autant plus que ma marraine est décédée il y a peu en janvier 2018. Elle avait insisté pour que nous nous rendions là-bas. Née en 1926, elle était totalement remplie par la guerre qui avait secoué sa jeunesse. Elle trouvait si injuste que l’Alsace ne soit pas lavée de l’opprobre. Sur les quatorze Alsaciens qui faisaient partie de la Waffen SS et qui ont été condamnés en 1953, treize étaient enrôlés de force. Un Alsacien était incorporé volontaire. Les décennies ont passé mais la suspicion à l’égard de l’Alsace est encore présente.
À Oradour-sur-Glane avec Jeanne
Dans cet automne où la mémoire éveille en moi des geysers de souvenirs, je repense à mai 2000. J’avais emmené ma marraine à Lourdes. Elle souhaitait y faire un pèlerinage. Sur le chemin du retour, Jeanne désirait passer par Oradour-sur-Glane. Il était important pour elle comme pour moi de voir ce village martyr où, le 10 juin 1944, les nazis exécutèrent et brûlèrent froidement hommes, femmes et enfants : au total six cent quarante-quatre victimes innocentes dont des réfugiés mosellans et alsaciens.
Ce village du Limousin, en Haute-Vienne, symbolise à la fois les affres de la guerre et les actes inhumains perpétrés par les nazis. Il symbolise aussi le drame des Alsaciens, incorporés de force, dont certains ont dû participer à l’extermination de ce village.
Nous avons roulé à travers la campagne, traversée par la rivière la Glane. Tout avait l’air si banal, si naturel dans ces paysages et, pourtant, j’avais eu une oppression au cœur. Jeanne et moi ne parlions plus. Nous devinions qu’il sera douloureux d’entrer en ce lieu.
Le village brûlé est resté tel quel, comme si ce vol arrêté avait eu lieu hier. À certains détails, on devinait que la vie s’était figée là, des décennies auparavant. La mousse avait eu le temps de couvrir le puits. Le village nouveau s’était construit à côté, laissant les ruines carbonisées comme des vestiges de la barbarie.
Oradour était un lieu de deuil infini.
Le Centre de la mémoire avait été inauguré en 1999, quelques mois avant notre passage. Lors de notre venue, une exposition relatait ces événements tragiques. Un film poignant précisait, seconde après seconde, comment s’était déroulée cette tragédie.
Une phrase de Raymond Aron sur un panneau avait retenu mon attention. « Nous le savons, l’homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils ? » J’ai traversé le village. Les ateliers semblaient attendre que la main de l’homme vienne pour mettre de la vie. Il n’y avait que le silence en retour. Et les oiseaux qui sautillaient dans la verdure et qui sifflaient avec insouciance en suivant simplement leur nature semblaient reléguer la tragédie dans l’oubli.
Jeanne ne se sentit pas très bien. Elle ne voulait pas trop s’avancer dans le village martyr. Les méfaits de la tempête barraient de toute manière l’accès à une partie du village. Le soleil était douloureux avec ses rayons éraflants. Il n’y avait pas un souffle. Je me sentais dans un état légèrement nauséeux. Cette immersion dans l’histoire ne peut laisser indemne.
Jeanne, en premier, parla des Alsaciens incorporés de force qui faisaient partie du détachement d’hommes appartenant à la Panzerdivision Das Reich de la Waffen SS. Au total : deux cent sept SS dont dix-sept sous-officiers et cent quatre-vingt-sept hommes de troupe. Parmi eux, une trentaine d’Alsaciens incorporés de force.
— Ceux qui entraient dans la Waffen SS étaient généralement volontaires, avait précisé Jeanne. Mais dans le cas des quatorze Alsaciens qui en faisaient partie et qui ont été condamnés en 1953, treize étaient enrôlés de force. Seul un Alsacien était incorporé volontaire.
Comment laver l’Alsace de l’opprobre ? Les décennies ont passé mais la suspicion est encore présente. Elle se lit dans les regards emplis de colère et d’incompréhension dès lors que l’on conduit une voiture immatriculée du 67 ou du 68. Je comprends la douleur des gens d’ici, toujours encore fortement présente. J’ai envie de parler aux autochtones, d’expliquer que l’Alsace n’était pour rien dans cette barbarie. Mais j’éprouve un sentiment de lassitude. Je baisse les bras, comme les incorporés de force ont baissé les leurs, car le silence valait mieux que la parole.
Pourquoi les miens ont-ils cette aptitude à se taire, à baisser l’échine en attendant que l’adversité passe ? C’est l’Histoire, avec ses changements successifs de nationalité, qui nous l’a enseignée. Cette aptitude à encaisser et à laisser faire serait donc inscrite dans nos gènes ?
Au procès de Bordeaux, qui s’est ouvert en janvier 1953, le climat était tendu. Le seul Alsacien engagé volontaire dans la Waffen SS, qui lui aussi avait obtenu un non-lieu avant 1953, a été condamné à mort pour trahison. Les treize Alsaciens concernés ont écopé de cinq à douze ans de travaux forcés ou de cinq à huit ans de prison.
Le verdict de Bordeaux déclencha une immense protestation en Alsace. Les maires et conseillers municipaux de cinq cent soixante et une communes du Bas-Rhin et du Haut-Rhin se sont réunis pour tenter de faire échec à ce que l’Alsace appelait le « jugement de Bordeaux ».
Aujourd’hui, on a trop souvent oublié – et intentionnellement peut-être – que les Alsaciens se sont retrouvés sur le banc des accusés, non en raison de leurs faits et gestes à Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944, mais en raison de la loi scélérate votée en 1948, la « loi Oradour », qui introduisait dans le droit français les notions de rétroactivité et de culpabilité collective !
Tante Jeanne s’est souvenue qu’à Saverne, Joseph Heyl, ancien bâtonnier et capitaine de réserve, avait renvoyé son livret militaire et sa Légion d’honneur afin de « ne pas se retrouver un jour dans le cas de juger des soldats dont le seul tort est d’avoir obéi aux ordres ».
Le 21 février 1953, à l’aube, les treize incorporés de force ont été libérés et ont rejoint chacun leur famille en Alsace. Il aura fallu la révolte de toute une région pour que l’amnistie des treize condamnés soit finalement votée par l’Assemblée nationale.
Jeanne m’a aussi parlé aussi d’Albert Ochs, de Landersheim, le village voisin du sien, qui a d’abord été condamné à cinq ans de travaux forcés puis libéré.
— Le connais-tu ? ai-je demandé à Jeanne.
— Oui, je l’ai revu après la guerre, c’était lors d’une rencontre des sapeurs-pompiers. La vie ne fut pas facile pour lui après cette épreuve.
En roulant ensuite vers la Creuse, Jeanne parla de l’évacuation. Elle m’a dit que sa commune de Lochwiller avait eu la chance de ne pas connaître le déracinement vers le Sud-Ouest comme tant de communes d’Alsace qui y furent évacuées. Une vingtaine de bourgs de la Haute-Vienne avaient également accueilli des communes d’Alsace. Jeanne m’a rappelé que des habitants de Schiltigheim étaient réfugiés à Oradour-sur-Glane. Neuf d’entre eux ne sont pas rentrés après l’exode et figuraient parmi les six cent quarante-quatre victimes.
Ce qui veut dire que les Alsaciens incorporés de force dans la Waffen SS auraient été amenés à tuer certains des leurs. Si tel fut le cas, j’imagine l’inhumanité dans laquelle furent placés ces hommes. Comment parvenir ensuite à vivre en ayant été contraints de commettre ces gestes-là ? Mais pourquoi taire le fait que certains d’entre eux étaient postés à l’extérieur du village, que d’autres n’avaient pas tiré un seul coup de feu et que d’autres encore avaient sauvé la vie de civils ce jour-là ?
Pourquoi l’Alsace doit-elle endosser dans cette tragédie la responsabilité de l’Allemagne nazie ?
Extrait du livre « Pour l’amour d’un père » (Editions du Belvédère)